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Ombre du Monde

23 février 2012

Un couple qui s’aime ! Ils s’étaient rencontrés

 

Un couple qui s’aime !

 

 Ils s’étaient rencontrés lors des grands mouvements estudiantins qui s’étaient dressés  contre la décision officielle de reformer une nouvelle fois le système scolaire. C’était en effet l’époque de la Grande Réforme des grandes réformes. Comme s’il fallait éviter  de suggérer à des populations déjà exténuées - et pour cette raison facilement irritables - l’extraordinaire mais réelle vacance des idées, on passait son temps à corriger, amender, réviser, rénover, redresser, dans une précipitation et une agitation fébrile que l’on s’acharnait à faire passer pour une authentique et objective action politique. Il est vrai que l’état psychique de la société civile était suffisamment sérieux pour nécessiter qu’on  veillât sur elle dans la forme clinique d’un monitoring thérapeutique qui alliait à une libéralisation complète et bienveillante des barbituriques, neuroleptiques et autres délices benzodiazépiniens la diplomatie des « Grands Evénements » à laquelle participaient les nécessaires transformations sociales déjà ci-dessus mentionnées. Ainsi,  la houle était au frisson aménagé et au sensationnel de proximité. L’aliénation à son comble, la fête planifiée et l’anecdote bouffonne servaient de bouées cardinales au balisage du chenal citoyen. Certains, cependant, goûtaient beaucoup moins les jouissances bonne enfant du mauvais goût et de la vulgarité publique : il y eut des meetings, des réunions, des comités, des rapporteurs, des commissions, des groupes, des sous-groupes, des occupations, des affrontements d’idées à mains nues, des manifestations, où Antoine et Chloé se virent plusieurs fois : chacun reconnaissait chez l’autre ce même sentiment de l’insoutenable qui  assaille et accable l’être libre devant la criante injustice. Ils s’engagèrent par conséquent dans la lutte et cet engagement fut le ferment de leur rencontre.

Antoine était grand et fort ; Chloé, de taille moyenne et très belle, possédait cette espèce de charme qu’un tempérament ferme produit lorsqu’il s’unit aux pensées généreuses. Ils faisaient partie de ceux qui éprouvent une certaine  grandeur  à s’embrasser sous les barricades...Ainsi ils passèrent des nuits inoubliables, seuls ou avec des amis, à boire, à parler, à chanter et à rire...Ils rentraient ensuite chez l’un ou chez l’autre, dans une petite chambre d’étudiant, et se sautaient alors dessus dans une empoignade charnelle, libérée, impudique et violente, où ils oubliaient enfin le sens de leurs idées et de leur combat.

En quelque sorte, Chloé avait, si on peut dire, déniaisé Antoine, non pas que ce dernier fut encore puceau, non, mais plutôt parce  qu’il avait encore en lui de ces pudeurs d’un autre âge. Avec Chloé, il eut enfin le sentiment  de son sexe car sa peur de ne pas bander, cette  crainte si courante chez le jeune mâle occidental, cette source d’angoisse et d’absence lorsqu’il couchait, cette peur donc avait disparu. Mais, c’est lorsqu’elle le suça pour la première fois qu’enfin il put opérer ce qu’il désirait par-dessus tout, la perte du monde. Il comprit enfin que ce dernier peut s’abîmer tout en gardant pleine conscience, pleine vue. La découverte du véritable abandon, la découverte de cet oubli de soi comme condition de la présence absolue et de l’érection facile, c’était bien à ces lèvres qu’il la devait, à cette bouche qui montait et descendait doucement le long de ce qui l’avait, jusqu’à ce jour mémorable, figé, fixé, codé, enregistré sexuellement dans un rôle qu’il n’avait, pour cette raison impérative (Bande ! Bande donc !),  jamais été sûr de tenir.  C’est cette pipe que Chloé lui tira, un jour soir qu’il était passé chez elle un peu égrillard, c’est cette pipe qui lui fit comprendre que pour être un mâle, il faut taire l’idée qu’on est un homme, un être  du genre masculin.

Cependant, lorsque les troubles s’apaisèrent- la lutte elle-même commençait à devenir un de ces grands événements qui amusent ou qui ennuient plus qu’ils n’effrayent -, les étudiants rentrèrent dans leur amphi. Quant à eux, ils louèrent un loft qu’ils aménagèrent simplement, dans la bohème construite de ceux pour qui la distance marginale ne tient  ni du définitif, ni d’une foi quelconque. C’est ainsi que les critiques virulentes du consumérisme et du marché capitaliste firent progressivement place à certains aménagements idéologiques qui leur permirent d’envisager une vie sociale plus classique, sans devoir à supporter les douloureuses contradictions axiologiques, inhérentes parfois aux tempéraments certes enjoués mais néanmoins oublieux de la plus élémentaire sagesse.

L’indolence et la frivolité commençaient à s’asseoir sur un certain sens de « l’avenir ». Ils s’entourèrent bientôt d’un certain nombre d’objets. Ils avaient 23 ans et débutaient dans leurs professions respectives

 

Une question cruciale !


Evidemment, les choses n’en restèrent pas là. En effet, le bonheur simple d’être ensemble, de boire, de manger ou de baiser, ne peut suffire à la puissance d’un sang jeune dont les desseins cachés – et cependant si peu impénétrables – n’annoncent généralement, dans le flot tumultueux qui est le sien, que turbulence, effervescence et à proprement parler  remue-ménage. Comme chacun sait, le calme apaisant de la surface ne laisse jamais rien présager des courants profonds qui la secoueront bientôt et il est banal de souligner qu’habituellement la jeunesse est ignorante de la force qui l’anime. Ils vécurent  deux ans amants passionnés, jeune couple sympathique à tous, avide de vie et sans arrière-pensée.

C’est ainsi qu’arriva un certain jour et, avec lui, cette longue minute à laquelle peu ont échappé.

C’était à la fin d’une chaude et longue journée d’été. Ils étaient heureux et le train qui les transportait fonçait dans la nuit proche. Antoine et Chloé se tenaient la main, silencieux, avec cet air un peu stupide et égaré des jeunes amants dont la passion a épuisé les corps et dépeuplé les âmes. Le compartiment était presque vide ; seuls, quelques étudiants fatigués traînaient ça et là, les oreilles vissées sur leur MP 3. Les lampes venaient de s’allumer alors qu’à l’ouest, rougeoyait la fournaise du jour qui se consumait.                 La journée avait été belle. Ils avaient été faire un tour à la campagne. Dehors, un paysage rose, pourpre et violet défilait rapidement. Ils aimaient prendre le train, surtout cette ligne qui longeait pendant des dizaines de kilomètres un fleuve large et sauvage, au fond d’une longue vallée peu peuplée.                                                                                                           

Chloé se tourna doucement vers son ami ; elle aimait l’observer à son insu, l’épier presque, c’était une manière de voir  ce qui restait encore en lui d’inconnu. Elle examinait ses petits gestes, les impressions fugaces qui lui échappaient et traversaient son visage, cherchait dans les détails de sa physionomie des traits encore inaperçus. Son cœur se serra et la gorge nouée, elle se mit à lui parler, la voix pleine d’hésitations inquiètes. Aussi, craintive, elle osa : aimerait-il vivre à la campagne ? Elle aimerait tant (« Tu aimerais ? Moi, ça me plairait bien ! »). Et de continuer. Oui, elle savait, il y avait les amis, les petites habitudes, tous les avantages qu’une ville moyenne peut offrir à la jeunesse (« Oui, je sais...Les amis...L’éloignement... ») ...mais voyait-il le bonheur qu’il y aurait à trouver une belle maison, à eux...qu’ils aménageraient...Ensemble... (« Pour nous deux... »). Elle se rapprocha de lui et, plus bas encore, dans un chuchotement à peine articulé... et puis ne faudra-t-il pas un endroit paisible, un espace suffisamment grand...et dans un souffle...de la liberté et du grand air...pour élever...nos enfants... (« ...nos enfants... ») . Et dans cette phrase, il n’y avait pas seulement « enfant », mais aussi cette écrasante et déroutante honnêteté du « nos ».                                                                   

Et alors, lui,  Antoine, dont la voix involontairement lourde, basse, avait du mal à masquer l’ appréhension brutale et vertigineuse habituellement éprouvée aux tournants décisifs, Antoine, donc, se surprend  à prononcer des paroles, comme si un autre les proférait à sa place, dans une situation devenue tout à coup étrange, étrange parce qu’ elle semblait ne pas le  concerner en ce qu’il  se sentait  simple spectateur, extérieur, étranger, à ce qu’il proférait, comme si une chimère maligne animait ses lèvres en faisant courir sur elles des pensées dont il ne comprenait pas le sens, comme l’écho contrefait et factice d’une voix qui ne lui appartenait plus.

Alors, lui,  Antoine, la respiration difficile, la langue pâteuse, répondit, après un long silence, d’une voix dont la ferme assurance ne masquait qu’effroi et panique : Une maison... ? Des enfants... ? ...Il y a longtemps qu’il savait...qu’il avait compris...depuis le premier jour, croyait-il...Des enfants...Bien sûr, des enfants... (« Bien sûr, des enfants. ») Le cœur battant, l’angoisse sourde, il  se détourna un moment d’elle et plongea son regard sur la rive opposée où  l’on voyait des gens s’installer aux terrasses de leurs maisons isolées sur le flanc des collines forestières...Des familles, avec un papa et une maman, des oncles et des tantes, des parrains, des marraines, des cousins - cousines, avec des rituels, des habitudes et des placards qui en formaient l’esprit, des anniversaires et puis des inquiétudes noires, du temps qui file dans le calendrier des enfances...Seigneur !! Quitter définitivement son enfance à soi pour accueillir, l’autre, la vraie, la seule, l’enfance de l’enfant.                   Cet étranger dans la vie qui mange la vie.                             Le front appuyé sur la vitre du compartiment, le regard un peu perdu, transpirant, il se dit brusquement que cela était bien, devait être bien. («  C’est bien. »). Il aimait tant Chloé («  Je l’aime tant »). Il se retourna vers elle, elle dont l’inquiétude n’avait pas quitté un seul instant son visage fuyant : oui il savait, depuis le premier jour, depuis la première nuit qu’ils avaient passée ensemble...Il ne s’était pas enfui (« Oui, depuis la première nuit, Chloé, la première nuit »). Il avait implicitement accepté le fatal, l’inéluctable dans une certitude coite...Des enfants, bien sûr, (« Tu me donneras de beaux enfants. »). Sa voix s’étranglait enfin, trahissant un trouble, un bouleversement qui touchait  Chloé, émue, attendrie  par l’effet de cette faiblesse que certaines femmes aiment tant chez les hommes parce qu’elle ajoute à la virilité brute une vulnérabilité suffisante pour se rendre à merci, dans une feinte et orchestrée capitulation  qui, seule, leur permet un accès élégant à l’âpre et crue vérité masculine.

 Ils s’embrassèrent sous le regard désabusé et maussade d’un contrôleur qui passait par là.

Une voix annonça l’imminente entrée en gare. Les banlieues avaient maintenant succédé aux paysages chauds de la nature. Ils regardèrent les étudiants se lever et s’éloigner vers les portes en traînant la savate. Alors elle se tourna vers lui et serra son visage contre le sien. Elle l’étreignit et tous deux regardèrent leurs reflets instables et sautillants dans la vitre du compartiment, avec l’ivresse naïve de ceux qui se sentent compris de part en part, translucides. Cette vie était la leur, une vie plus vraie, plus consistante, plus réelle que jamais. Et le train qui fonçait dans la nuit proche  paraissait à Antoine l’analogue de son avenir ; de muettes paroles bondissaient gaiement  dans son cœur éclaté et la paix puissante, solide que l’assurance d’un destin à tracer ne peut manquer de répandre emplissait une âme maintenant trop grosse pour la conscience qu’il pouvait en avoir... Chloé regardait maintenant droit devant elle, apaisée, sentant le temps s’écouler, non pas le temps ennemi, non pas le temps de la corruption, mais le temps ami de la composition, visible et joyeux comme une force positive qui ne tendait à rien d’autre qu’à se déployer jusqu’aux bornes dernières de son territoire.                                                                                                                                                                                                                     

Chloé regardait maintenant droit devant elle, apaisée, sentant le temps s’écouler, non pas le temps ennemi, non pas le temps de la corruption, mais le temps ami de la composition, visible et joyeux comme une force positive qui ne tendait à rien d’autre qu’à se déployer jusqu’aux bornes dernières de son territoire.

Arrivés à destination, ils descendirent sur le quai, plus certains que jamais de la voie qui, désormais, serait la leur.

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13 février 2012

ombre du monde : I. Entrée en matière

Entrée en matière !

 

C’était après l’événement. La paix. Une grande paix au milieu d’une immense et bienheureuse solitude. C’était ce qu’il ressentait maintenant. C’est à l’instant précis où il se sentit basculer dans les abysses obscures (et alors que son cœur affolé allait cesser de battre), c’est au moment même où le bouillonnement des confusions, le tumulte des agitations s’exaspéraient (et pendant que le grondement se faisait encore plus intense ), c’est à cette minute imminente où il n’y a plus d’espoir en la seconde qui suit, que la rotation se fit, lui sembla-t-il, moins intense ; en effet, si tout autour de lui  continuait à tournoyer, il n’en était pas moins sensible que la vivacité de la force qui l’aspirait faiblissait en même temps que le ridicule bruit de siphon qui lui perçait les oreilles depuis si longtemps (mais pouvait-on encore savoir ?) et dont il se souviendrait à jamais (à jamais !)  s’éloignait. Sa chute dans le vide s’adoucissait, ralentissait indéniablement : il se sentit tout à coup allégé, sans entrave, c'est-à-dire sans cette sensation de lieu et d’espace qui l’avait toujours lié plus qu’elle ne l’avait jamais libéré. Il fut heureux. A ce moment-là, oui, il fut heureux.

 

Au dessus de lui, il pouvait encore entendre les clameurs des combats, les agonies et les naissances des civilisations, collé à la paroi de ce vortex impalpable, abstrait, qui l’avait happé,lui, le monde et ses mondes ; ainsi, il observait encore, les yeux écarquillés, les édifices millénaires pulvérisés par d’inhumaines puissances, les  monuments dressés par le génie humain désagrégés progressivement en de fines particules bientôt invisibles, des autels de marbre, rouge, noir, violet, des nefs élancées, des coupoles célestes, des tours de granit bleu, des bouddhas dédaigneux, des sylphes, des déités animales, anthropomorphes,  tous les signes de tous les  cultes les plus prestigieux, broyés, écrasés, fracassés, moulus enfin et dispersés, dispersés dans la danse infinie des molécules, des neutrons, des pulsars, réduits en  gaz, agités par des champs magnétiques inouïs, et toujours cette paroi scintillante, noire, absorbant tous ces déchets, s’évasant de plus en plus largement vers le sommet invisible d’où pourtant il était venu ; il vit s’effondrer les cultures les plus inconnues, celles dont même l’histoire humaine n’avait pu garder trace, des traces elles-mêmes qui s’effaçaient, le vide lui-même qui implosait, au-delà du rien, dans ce tourbillon insensé qui l’avait aspiré si bas, si profondément. Il voulut voir ses mains, il ne vit rien, son corps, rien, rien, il n’était plus à lui-même une substance matérielle perceptible, et cependant, il savait qu’il était là, qu’il existait, il sentait, comprenait, voyait (mais avec quels yeux ?), entendait (mais avec quelles oreilles ?) parfois des amas de voix étranges, des sons brutaux, durs, stridulants.

Il vit tout ce qu’il pouvait voir, et entendit tout ce qu’il y avait à entendre de l’humanité, cette humanité dont les œuvres et les ors se déchiraient maintenant (maintenant !), se morcelaient, s’éparpillaient en milliers de fragments de fragments fuyants, se poursuivant, poussés par un vent inconnu et délétère, pour enfin être mêlés tout à coup à cette boue nourricière qui avait tout emporté avec elle, dans l’enivrement de sa propre et insolente puissance.

 Il n’y avait désormais plus rien à faire.

Ce n’était plus la peine, tout était maintenant achevé.

 

 

§

 

 

C’est ainsi que, loin des détresses et des désordres, Antoine s’immobilisa dans un environnement monochrome et flottant, au cœur même du cyclone. Quoique vaporeuse comme un nuage, fluctuante et évanescente, c'est-à-dire prompte aux mirages, l’atmosphère ici apaisait : d’un jaune ocre, une grande tranquillité habitait ce qu’on aurait eu du mal à appeler un lieu en raison même de l’absence totale de repères spatiaux : c’était un vaste brouillard or qui enveloppait tout, traversé  par un léger courant d’air qui emportait parfois tel ou tel  débris miraculeusement échappé de l’embrasement des étages supérieurs. Antoine ne distinguait maintenant plus rien de ce qu’il avait traversé. Il avançait et pourtant ne marchait pas. Il n’y avait plus de temps. Il n’y avait plus d’espace. A peine Antoine. A peine un Antoine. Il ne croisa personne et personne ne le vit. Pas un son, dans cet accord de toutes les sagesses.

 

Seulement, la paix.

Une grande paix au milieu d’une immense et bienheureuse solitude.

 

En fait, il n’y avait plus d’Antoine. Plus que des pensées mais plus personne pour les penser, plus que des idées infinies, des identités vagues et flottantes,  imperceptibles comme des ailes vivantes, impersonnelles et oubliées,  petites voiles minuscules, diaphanes et lumineuses, qui voletaient autour d’Antoine, insaisissables et sans conséquence. Une substance pensante sans conscience de soi et ainsi des représentations qui ne signifiaient plus rien car privée du support nécessaire qui eut permis leur expression.

Un monde d’idées, de pensées, de petites ailes délicates qui flottaient sans jamais être fixées, toujours en elles-mêmes, des champs de forces plutôt, où toute origine et toute finalité semblaient absentes. Pas même un mot, des schémas, pour être plus précis, des schémas qui définissaient des réalités abstraites. L’idée de corps sans le corps, d’esprit sans esprit...Pas même un esprit...Juste une pensée qui, dans cette nuit jaune, n’était que la pensée d’elle-même. Dans sa chute, Antoine s’était perdu dans ce vaste plateau sans dimension, sans horizon, sans limite, plateau dépouillé de tout relief, immobile et stable, pareils aux lignes impalpables d’un arrière-pays étrange, millénaire et silencieux, où tout ce qui borne est aussi ce qui conjugue, là où, fatiguées, s’estompent les vapeurs obscures des jours. Alors les pensées s’envolaient, transparentes dans la lumière perpétuellement ocre, papillonnaient dans le calme implacable de l’absence. A vrai dire, s’il n’y avait là aucun son audible, il n’y avait pas non plus de silence, ni même pour être tout à fait précis, de couleur « jaune ». Ni de sec ni d’humide, ni de chaud ni de froid.

Ni de mots sans aucun doute.

 Dans ce « monde » où rien ne semblait pouvoir être perçu, quelque chose soudain changea. D’abord ce fut comme une légère fêlure, qui alla en s’élargissant, en s’élargissant, puis un tonnerre, un ébranlement et l’idée de la souffrance qui surgit alors comme la vague déferlante et agitée d’un déluge à qui rien ne résiste. Un déchirement indicible et nécessaire. Des os qui éclatent. Un genou qui explose. Un pied qu’on arrache. Un hurlement inarticulé venu de  l’idée. Alors les pensées se firent moins ailées, le jaune se fit ocre foncé puis brun. C’est à cet instant précis que quelque chose apparut, quelque chose ou quelqu’un, beuglant et gesticulant, un Antoine, c’était ça, à nouveau, un Antoine. Un Antoine à nouveau soulevé, dans ce bruit grotesque de siphon ou de tuyauterie mal entretenue. Et cet univers amorphe s’emporta soudain, la grande essoreuse reprit sa route ; tout ce brun maintenant se torsada en une gigantesque trompe qui aspira un certain Antoine, et tout le reste, tout ce qui avait été déchiqueté, détruit, aboli, comme le temps, tout ce qui avait été dévoré par des forces inconnues, dans ce cri profond et sublime de la douleur, tout se reconstitua, les empires, les mondes, les langues, les Babels, les cosaques zaporogues, les Ziggourat de Perse, les dynasties d’Ur, les conquêtes de Gilgamesh, les dieux de Lovecraft, mille Babylones ensevelies, et le temps lui-même, le temps qui se reconstituait et qui, prenant chair, rendait figure d’abord à un Antoine, pour ensuite figer ses traits dans l’argile fragile d’une identité sûre, Antoine, Antoine, enfin, au supplice, retrouvant voix, une voix jaillissant d’une bouche défaite, déformée, tordue...

 

Il remonta, remonta ce maelström infernal, cet abject tourbillon, esclave des flux, jouet inerte des courants et des contre-courants, retrouvant ses bras, ses mains et, au bout de ses mains, ses doigts, ses jambes et puis enfin sa conscience, la conscience qu’il était bien lui, Antoine, cet Antoine d’avant l’Evénement. Maintenant il n’y avait plus qu’un corps, dans la tourmente vertigineuse où l’esprit endolori s’était retiré, plus qu’un corps torturé, reconstitué, s’ouvrant par tous les sens retrouvés à la blessure de la brutale sensation.

Alors la ronde infernale l’emporta à nouveau, tête en bas, en l’air, les bras en croix puis plaqués le long du corps, le torse étiré, étiré, et les mains, les mains qui palpaient quelque chose de doux, enfin de doux, depuis si longtemps, de doux,

de chaud, d’élastique, de souple et de mouvant ; l’animal sans cervelle sentit enfin un réconfort. Mais aussi des secousses, des reins qui souquaient, les fesses arrondies, les jambes écartées, les muscles prêts à déchirer les chairs qui les contenaient, les traits durcis du visage, l’effort de tout un corps, pantin agissant seul. Et à nouveau cette chaleur...Cette chaleur charitable, cette violence exaltée qui apaisait.

 Alors, il vit.

 Les choses commencèrent à se stabiliser, à sortir de leur indistinction innommable. Elles prirent progressivement forme. En face de lui, les forces mouvantes qui avaient effacé toutes figures, ces forces s’apaisèrent, se figèrent, s’immobilisèrent en quelque chose qui ressemblait à du connu, à du reconnaissable presqu’à du quotidien...Un mur...Un mur immobile, un mur immobile recouvert d’un tapis coloré,...Au moins un élément simple, concentré...Tout, autour, se précisait : au-dessus de lui, une surface plane, blanche, se mettait en place comme s’il s’agissait de le séparer définitivement du chaos qu’il avait traversé. Un plafond, quatre murs et là, posé sur une chaise, un objet encore flou qui doucement signifiait, un imper, son imper...

Soudain, dans un silence qui s’ouvrait tout à coup au son , un léger tambourinage, la pluie, la pluie battante sur des vitres nettes...Des gouttes tic tic tic qui s’écoulaient...Et puis plus loin encore sur une petite table, une masse colorée, colorée et aussi odorante, des courbes élastiques, des élancements gracieux...des fleurs, ses fleurs, les fleurs qu’il avait apportées à...

Et la pensée revint...Il reconnut ce mur, cette table, cette pièce, dans cette maison, cette rue, ce quartier, dans cette ville et ce pays qu’il ne connaissait que trop bien...Et il entendit à nouveau des plaintes, des gémissements, des petits cris dont il ne perçut pas immédiatement la provenance...Il sentit sous lui la source de toute cette douceur, un corps  auquel il se sentait soudé par le bas-ventre. Il vit un visage, le regard perdu de Chloé qu’il était en train de baiser furieusement et que chaque ruade éperdue transformait, adoucissait, modifiait sans cesse, comme s’il ne s’agissait plus d’elle. Qui tantôt  souriait, tantôt grimaçait comme si elle avait mal. Tout le visage ouvert, gorgé de la satisfaction de l’égo. Les seins gonflés, les têtons dressés, durcis, le bassin s’accordant avec la mâle pénétration...Il regarda sous lui, vers l’enchevêtrement de leurs sexes, et crut que rien de tout cela n’existait, ou alors ailleurs, dans un autre monde, dans un rêve, dans une autre vie. Il remarqua que Chloé, elle aussi, s’était légèrement redressée et regardait la même chose que lui...Ce moment étrange, lorsque deux corps qui se désirent s’unissent enfin, comme si cela avait été une évidence de toute éternité,  lorsqu’enfin ce que tous deux avait senti d’inéluctable se réalisait enfin...

Il se retira et c’est dans sa bouche qu’il éjacula.

 

 

 

 

 

 

 

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